Si l'on ne peut même plus
rouler sa caisse !
On ne badine pas avec l'honnêteté chez nos voisins d'outre-Rhin. Après trente et un ans de bons et loyaux services, une caissière — pardon, une hôtesse de caisse — s'est vu licencier par la chaîne de supermarchés qui l'employait parce que, ayant récupéré pour son propre compte deux tickets de consigne oubliés là par des clients, elle aurait sans vergogne détourné la somme de 1,30 euro ! Décidément, n'est pas Jérôme Kerviel qui veut...
On nous rétorquera que le montant du larcin importe moins que le principe, que c'est l'intention qui compte, que celui qui vole un œuf vole un bœuf, etc. Aussi bien, gardons-nous ici de prendre parti, la morale n'entrant pas dans nos attributions. La seule chose qu'inspire cette somme rien moins que rondelette au chroniqueur de langue, c'est que, dans ce cas précis, notre grammaire nous oblige à laisser euro au singulier, quand l'anglais considère que le pluriel s'impose dès que l'on a dépassé l'unité, fût-ce d'une malheureuse décimale. Tous ceux qui ont un jour emprunté les « highways » américaines se souviennent certainement d'avoir lu, sur plus d'un panneau : « 1.5 miles ». Faut-il voir dans cette divergence syntaxique l'affrontement symbolique de deux mentalités incompatibles, voire de deux logiques irréconciliables ?
L'hypothèse ne manquera pas de séduire, encore qu'à y regarder de plus près elle aille visiblement à l'encontre de quelques idées reçues : on se serait plutôt attendu, en effet, que ce soit le français qui, poussé par son côté latin à l'esbroufe et à la surenchère, soit enclin à brûler ainsi les étapes et à se croire parvenu au pluriel avant même que l'on n'ait quitté le singulier ! Mais que ce soit la langue des Anglo-Saxons, depuis toujours réputés pour leur flegme et leur pragmatisme, qui passe la seconde alors que la première est tout juste enclenchée, voilà qui, on en conviendra, a également de quoi surprendre...
N'allons pas, pourtant, tirer de ce cas particulier des conclusions définitives ou par trop radicales. Il faut se souvenir que le pluriel français est un pluriel résolument grammatical, qui — autre surprise de la part d'une langue que l'on présente volontiers comme éminemment cartésienne — n'a que faire de la pluralité logique ou mathématique. Dans des expressions divisionnaires telles que notre 1,30 euro, « c'est, souligne Grevisse, le premier élément seul qui intervient, la fraction qui suit étant considérée comme négligeable ». Que l'on ait dépassé ou non l'unité n'entre même pas en ligne de compte, comme en témoignent les contre-exemples : « Les deux tiers du pays sont occupés » et « Soixante pour cent des Français sont déçus ». Au demeurant, le comble du paradoxe est atteint avec le tour plus d'un, lequel veut en principe, et au mépris du simple bon sens, le verbe qui suit au singulier : « Plus d'un élève a répondu. » Aura-t-on, pour que la coupe soit pleine, la cruauté d'opposer « Moins de deux kilomètres ont été parcourus » à « 1,8 kilomètre a été parcouru » ? Voilà qui est fait, et l'on ne voit que trop, à cette occasion, que syntaxe française et mathématiques ne logent pas toujours, il s'en faut, sur le même palier ! Mais qu'attendre d'autre d'une langue qui, pour en revenir à notre sujet, vous prie de passer à la caisse quand on vous soupçonne d'avoir puisé dedans ?