Le cadeau ne connaît pas la crise !
A-t-on assez versé de larmes de crocodile sur la désaffection qu'allaient fatalement subir les fêtes, en cette ère de vaches maigres et de récession ! Pour un peu, on soupçonnerait ces bonnes âmes d'avoir rêvé à part elles de magasins enfin déserts, où l'on pût faire ses emplettes de Noël sans risquer à chaque pas d'être piétiné ou étouffé...
La suite, on ne la connaît que trop : quelque durs que se révélassent les temps, les courses de fin d'année se sont apparentées, au même titre que leurs devancières, à un authentique et frénétique parcours du combattant. C'est que de toute éternité le cadeau a relevé du superflu. La dernière chose au monde, quoi qu'on en pense, dont on accepte de se passer !
Émettrait-on le moindre doute que l'étymologie, toujours elle, aurait tôt fait de le dissiper. Le cadeau fut, à ses débuts, une espèce de lettrine, autrement dit une grande initiale ornementale placée au début d'un alinéa. Le latiniste de service ne s'en étonnera guère, qui sait que dans la langue de Cicéron caput, à l'origine du capdel provençal dont descend notre cadeau, signifiait « tête » ! Cette capitale ornée valait déjà son pesant de superfétatoire, dans la mesure où l'alourdissaient, c'est la loi du genre, toutes sortes d'enjolivures et de fioritures rien moins que nécessaires : les grands traits de plume étaient, au XVIe siècle, très prisés des maîtres d'écriture, lesquels n'hésitaient jamais à en remplir marges et bas de page. Par extension de sens, on élèverait bientôt au rang de cadeaux les artifices de rhétorique dont usaient et parfois abusaient avocats et écrivains de l'époque...
Rien d'étonnant, dès lors, que l'on soit peu à peu passé de cette double connotation de raffinement et d'inutilité au sens de « petit plaisir que l'on fait à quelqu'un dans le seul dessein de lui rendre hommage ». C'est ainsi que, dans son célèbre Dictionnaire universel de 1690, Furetière signale qu'a passagèrement répondu au nom de cadeau une fête galante comportant musique et banquet, donnée le plus souvent en l'honneur d'une dame !
En tout cas, ce cadeau n'en fut pas un pour tout le monde puisque, résolu à mettre le paquet, il devait bientôt s'offrir un quasi-monopole au sein de notre lexique, réduisant à la portion congrue tous les vocables qui chassaient jusqu'alors sur les mêmes terres. Ni le don, ni le présent, ni l'offrande, qui lui étaient pourtant tous antérieurs, ne trouvèrent pour ainsi dire à se raccrocher aux branches du sapin. Le premier, par trop abstrait, est allé chercher consolation dans les bras du juridique, quand il y jouerait, plus souvent qu'à son tour, les utilités aux côtés de la donation. Le deuxième doit à ses allures littéraires et un brin chichiteuses d'avoir vieilli avant l'âge. Quant au troisième, force est d'avouer qu'il sentait un peu trop l'eau bénite pour espérer un miracle et faire une carrière mondaine...
À l'heure qu'il est, ils ne sont plus qu'une poignée d'irréductibles à résister encore à l'envahisseur en ne se faisant pas de cadeaux : Nicolas et Dominique, Martine et Ségolène, Bernard et Rama. Le mot emballe — juste retour des choses ! — et se paie même le luxe, à l'occasion, de coloniser les lèvres étrangères. Voilà bien la preuve que, pour réussir sur le vaste théâtre du langage, il faut savoir évoluer : que serait aujourd'hui notre cadeau si l'on s'était entêté à le prendre... au pied de la lettre ?