Ce que l'on conçoit mal
s'énonce... en anglais !

< dimanche 3 février 2008 >
Chronique

Ce petit monde de la finance est décidément bien opaque, ne cesse-t-on de pleurnicher, des trémolos dans le micro, depuis que la Société générale a traversé le coup de chien que l'on sait. Force est pourtant de constater qu'en usant presque systématiquement, dans ce domaine, de termes anglais, sous le prétexte convenu que la langue de Shakespeare est devenue celle des affaires, on ne contribue pas vraiment à initier le profane ! Qu'ont bien pu aller imaginer, en effet, le lecteur, l'auditeur, le téléspectateur français lambda, lorsque, sans crier gare, leur dégringola sur le râble une armée de traders surgis d'une autre galaxie ? Qu'il devait s'agir là d'une activité des plus obscures, quelque part située entre celles de l'agent secret et du tueur à gages ; d'un individu qui tiendrait à la fois du hacker, du raider et du serial killer, puisqu'il est écrit une fois pour toutes que nous autres, mangeurs de grenouilles, n'aimons rien tant que coasser sur des tons d'outre-Manche. Au point, quelquefois, d'en rajouter dans l'exotisme : le loser ne faisant sans doute pas assez « British », il n'est pas rare qu'on l'affuble d'un second o, lequel n'a pourtant jamais eu cours sur l'autre rive du Channel ! On s'est donc gargarisé de notre trader jusqu'à plus soif d'Hextril. Les uns, ceux qui délivrent l'information, pour sentir confusément que ce flou linguistique ne nuirait pas, il s'en faut, à son impact médiatique ; les autres, ceux qui la reçoivent, parce que de l'incompréhensible doit rendre compte, c'est dans l'ordre, un mot qui l'est tout autant. Très peu dans ce contexte furent les iconoclastes — ou les inconscients — qui, bravant les lois tacites du genre, se sont enhardis jusqu'à voir en Jérôme Kerviel... un banal courtier. Que cet équivalent ne soit pas le plus adéquat (mieux aurait valu parler en l'espèce, mais reconnaissons humblement que le bougre est un peu long, d'opérateur des salles de marché) n'est pas même le problème. Qui ne verrait en revanche qu'avec ce courtier la magie s'en va, aussi sûr que la java quand le jazz est là ? Ce n'est pas pour rien qu'on lui préfère d'ordinaire, à lui aussi, et dans les milieux autorisés, l'autrement chic broker !

Car c'est bien là que le bât blesse : que peut le mot du cru quand son homologue étranger, dont on ignore tout, à commencer par le sens exact, se gonfle, lui, de tous les possibles ? quand, bonne pâte toute prête à se laisser pétrir, il permet à nos fantasmes de se donner libre cours ? quand il joue les nids douillets où viendront se lover paresseusement nos à-peu-près ? Nul doute que plus d'un ne soit surpris en apprenant que, stricto sensu, ce trader au délicieux parfum d'inconnu ne signifie rien de plus en anglais que « marchand, commerçant » ! Vous avez dit déception ? Voilà qui, en tout cas, tend à désacraliser ce quidam qui se borne, pour son propre compte ou plus souvent pour celui d'une institution, à acheter et à vendre des titres au moment qu'il juge opportun, afin de profiter d'écarts de cours tout en limitant les risques. Encore heureux pour la Société générale que les risques aient été limités ! Gageons d'ailleurs qu'elle s'en remettra. Il n'est pas sûr que notre langue, hier vantée pour sa précision, se remette, elle, de ces sous-traitances à répétition...