Mignonne, allons voir si le nénufar... (3)

< jeudi 20 juillet 1995 >
Chronique

Dernière étape de notre périple sur le front de l'orthographe : l'étranger. On oublie trop facilement, en effet, que notre langue est le bien commun de quelque cent dix millions de francophones. Ce n'est pas assez, sans doute, pour les nostalgiques du Siècle des lumières ; c'est amplement suffisant, en revanche, pour provoquer quelques scènes de ménage épiques au sein d'une communauté volontiers réduite... aux aguets !

Vol au-dessus d'un nid de coucous

Neutres, les Helvètes, lors de cette guerre du nénufar ? Remontés comme des pendules, plutôt, quand ils prirent connaissance, en 1990, du détail des rectifications ! C'est qu'au contraire des Belges et des Québécois les infortunés n'avaient pas été consultés par le Conseil supérieur de la langue française, qu'ils accusaient presque — un comble — d'avoir œuvré... en suisse ! De ce fait, lesdites rectifications n'ont obtenu d'autre appui, sur les rives du Léman, que celui des enseignants, l'opinion publique se rangeant plutôt aux avis, carrément hostiles, du Syndicat des correcteurs. Cela dit, la nouvelle orthographe n'a pas été biffée d'une croix rouge : en novembre dernier, le Nouveau Quotidien, sorte de Libé à la sauce romande, claironnait sur deux pages que la réforme était en marche, s'appuyant en l'espèce sur les audaces — pourtant mesurées, on l'a vu — du Nouveau Petit Robert. Preuve que la hache de guerre ne saurait être définitivement enterrée en un pays qui — atavisme ? — vit son nom jadis associé à un autre genre de  Réforme...

Il n'est bon Québec que de Paris !

Du côté de Montréal, les choses ont d'emblée été plus claires. Si, par nature, le Québécois moyen, dont l'écriture est davantage calquée sur le langage parlé, regardait d'un œil plutôt indulgent cette poussée de fièvre qu'il percevait comme un signe de vitalité, la patrie de l'érable ne s'est pas pour autant coupée de ses racines. Dès le 18 janvier 1991, au lendemain donc de cette séance restée fameuse où l'Académie française, sous prétexte de laisser du temps au temps, sifflait la fin de la récréation, le Conseil de la langue française du Québec s'alignait sur Paris et décrétait à son tour qu'il était urgent d'attendre. Ce que l'on fait, depuis, en respectant l'orthographe dans sa forme la plus traditionnelle !

L'amendement wallon

C'est en Belgique, incontestablement, que les rectifications auront été les plus lourdes de conséquences. On ne s'en étonnera qu'à moitié, les linguistes d'outre-Quiévrain, à l'instar de Joseph Hanse, s'étant fréquemment signalés par leurs positions avant-gardistes dans ce domaine. À cette tendance générale, il faut encore ajouter le charisme du professeur Goosse, gendre et successeur du grammairien Maurice Grevisse, mais aussi, en l'occurrence, membre influent et particulièrement actif du Conseil supérieur de la langue française. Résultat : une singulière cacophonie au sein de l'enseignement belge, une minorité d'élèves wallons se voyant enseigner la nouvelle orthographe quand les Flamands s'en tiennent à l'ancienne !... En prime, un fossé qui va s'élargissant entre la France et la Wallonie, et que d'aucuns, pour des raisons de basse politique, s'ingénient à entretenir, comme en témoignent certaines attaques récentes, dans le quotidien bruxellois Le Soir, contre le secrétaire perpétuel de l'Académie française, Maurice Druon. Quand les rectifications de 1990 n'auraient servi qu'à cela, elles n'auront pas été totalement inutiles : révéler des failles jusqu'alors insoupçonnées dans l'édifice ô combien fragile de notre francophonie... Au vu de la conjoncture internationale, il n'est pourtant que trop clair que la langue française peut actuellement s'offrir tous les luxes, hormis celui de la division !