Patati... pataquès...

Les liaisons dangereuses

< mardi 7 novembre 1995 >
Chronique

Originale, pour ne pas dire atypique, la charge de cette lectrice cambrésienne contre l'exagération de certaines liaisons, fussent-elles licites, par bon nombre de nos animateurs... C'est que, d'ordinaire, l'on part plus volontiers en guerre contre leur tendance à les escamoter, quand on ne brocarde pas, purement et simplement, leur dernier pataquès à l'antenne ! (Au fait, sait-on toujours que celui-là, qui désigne une liaison vicieuse et, par extension, une situation particulièrement embrouillée, est lui-même le résultat d'un « cuir » : je ne sais pas-t-à qui est-ce ?)

Liaison ou pas : un vrai sac de... nœuds !

On l'aura compris, en tout cas : pour celui que, pompeusement, l'on baptise aujourd'hui « locuteur », ces liaisons-là ne sont pas moins dangereuses que celles narrées hier par un certain Choderlos de Laclos. D'autant qu'il ne s'agit pas seulement de ménager l'oreille : la liaison est aussi porteuse de sens ! Toutes les grammaires vous diront — histoire, sans doute, de vous inquiéter un peu plus —, qu'un savant aveugle sera, selon que vous faites ou non la liaison, un aveugle instruit ou un savant frappé de cécité. Dans le premier cas, celui où le t se fait entendre, savant n'est qu'adjectif ; dans le second, c'est le substantif... Elles vous expliqueront encore que, bien souvent, on ne dispose d'aucun autre moyen pour distinguer le singulier du pluriel : on ne prononcera pas de la même façon « Vous êtes américain » et « Vous êtes américains » (liaison dans ce dernier cas seulement). De quoi devenir fou... à lier !

Les liens du passé

Entrer dans le détail d'une question aussi complexe est naturellement impossible ici. Tout au plus tenterons-nous, à la suite de Grevisse, de tordre le cou à une idée reçue : cette sacro-sainte liaison, spécialité bien française, n'a pas pour vocation première, comme on le croit trop souvent, d'éviter un hiatus. Elle n'est en réalité que la survivance d'un usage ancien, qui voulait que toutes les consonnes finales se prononcent. Raison de plus pour convenir, avec notre lectrice, que l'on tombe parfois dans l'excès... La liaison ne s'impose, en effet, qu'en cas de lien grammatical étroit, là où il est impossible d'imaginer, entre les mots concernés, la moindre pause. Il n'est pas d'usage, en revanche, de prononcer l's intérieur dans le pluriel des locutions nominales (des moulins à café, deux heures et demie), pas plus que la consonne finale d'un nom au singulier quand celle-ci est habituellement muette (un sujet intéressant). Tout aussi indésirables, selon Joseph Hanse, les liaisons avec l's de la deuxième personne du présent de l'indicatif et du subjonctif (si tu continues ainsi), comme avec l'r final des verbes du premier groupe (chanter à tue-tête). Mais il va de soi que la remarque ne vaut pas pour la poésie, laquelle oblige au respect systématique de ces liaisons, pour raison de métrique : il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire sur la désinvolture de certains comédiens d'aujourd'hui, un peu trop prompts, sous prétexte de rendre son naturel au vers, à le faire boiter... Pour ce qui est des noms propres, enfin, la liaison est presque toujours à proscrire  : l'infortuné Vincent Auriol, on s'en souvient, n'a que trop donné !

In medio stat virtus

Faut-il de surcroît rappeler que, dans ce domaine comme dans bien d'autres, les juges suprêmes demeurent le goût et la discrétion ? Dans son Traité poétique de la diction française, Georges Le Roy, de la Comédie-Française, affirmait déjà en 1910 : « Ne pas faire assez de liaisons est blâmable et quelquefois vulgaire. En trop faire est prétentieux et quelquefois dangereux. L'important est de se souvenir que la règle principale en la matière est l'harmonie. » On ne saurait mieux dire.