VIII
Sur le terrain
Les derniers kilomètres sont presque toujours les plus difficiles. D’abord et justement parce que ce sont les derniers et que le trajet éprouvant que nous venons de relater a largement entamé les réserves de nos héros. Ensuite parce qu’au confort douillet et sécurisant des autoroutes s’est substitué un jeu de piste des plus hasardeux au gré des chemins vicinaux : le fléchage laisse bien souvent à désirer, au même titre que le guide qui, pour précis qu’il soit en apparence, a tôt fait de vous plonger dans une perplexité plus grande encore. Enfin et surtout, c’est le moment crucial où l’idée que l’on se faisait du paradis estival va se trouver confrontée à la (généralement dure) réalité. Ce sentier caillouteux qui dégage, à chaque tour de jante, d’épais nuages de poussière ocre, ce village miteux où les bouses tiennent lieu de pittoresque, ce cimetière de voitures qui exhibe ses carcasses à flanc de coteau, autant de clichés grisâtres que, perdu dans vos rêves de vacances idylliques, vous vous étiez jusqu’alors bien gardé de développer. Moral en demi-teinte, par conséquent (chacun des passagers hésitant à avouer franchement sa déception, de peur qu’elle ne rencontre trop aisément un écho), que les abords du camp ne contribueront guère à rehausser : au bureau, l’accueil est, la plupart du temps, glacial, sans commune mesure avec le climat chaleureux que vous vous étiez promis d’instaurer, tout au long de ces quatre semaines exceptionnelles. En effet, si par extraordinaire les Duroc parviennent à y trouver un responsable à cette heure avancée de l’après-midi, c’est en général pour s’entendre préciser que la parcelle ombragée qui leur avait été attribuée par courrier ne sera en fait disponible que cinq jours plus tard ; que l’épicerie sur laquelle comptait Madame pour se ravitailler en vue du repas du soir vient de fermer ses portes ; et que, faute d’un personnel suffisant (ou, plus exactement, le personnel présent paraissant davantage préoccupé par la vente d’autocollants, de tee-shirts et autres gadgets aux couleurs du camp), le trio devra se contenter d’un plan aussi clair que celui du Père-Lachaise pour repérer l’emplacement qui lui a finalement été dévolu et qui répond au nom si poétique des « Gentianes »...
Commence alors un nouveau safari, à l’issue non moins problématique que le précédent. Il serait vain, en effet, de miser sur la coopération des autochtones, dont les réponses ne sont qu’occasionnellement un modèle de précision :
— Ah non ! Ici ce sont les crocus / pétunias / jacinthes / pensées / rhododendrons / pissenlits (barrer les mentions inutiles)...
— Continuez tout droit ! (Le plus souvent, il s’agit d’une farce.)
— Les gentianes ? Ça correspond à quel bloc sanitaire, ça ? (Le fait est que, sur bon nombre de terrains, les sanitaires constituent un point de ralliement privilégié : dis-moi où tu fais, je te dirai qui tu es...)
Avec de telles indications, il n’est pas rare que les Duroc passent leur première nuit de villégiature au beau milieu d’une allée, n’ayant pu, en dépit de leurs efforts répétés, localiser leur emplacement ni retrouver la sortie !
Car c’est bien là, à notre avis, que le bât blesse... Ce qui risque de tuer la noble pratique du camping, ce n’est sûrement pas tout ce contre quoi les petits-bourgeois que nous sommes s’insurgent sans cesse : les W.-C. douteux, les douches chaudes à peine tièdes, les frites pas cuites ou l’espace vital de plus en plus restreint. Il faut en effet tenir compte du fait que les campeurs sont des « volontaires » et qu’impossible n’est pas volontaire. Si l’on avait parqué de force les vacanciers dans les terrains actuels, ils trouveraient la situation intolérable et ne disposeraient pas d’un vocabulaire suffisamment étendu pour stigmatiser le retour aux formules concentrationnaires ; à partir du moment où ils y viennent de leur plein gré, la pilule est à demi avalée : on rouspète, mais pour la forme. Parce qu’on est français.
Ce qui nous paraît infiniment plus dangereux, en revanche, c’est cette tendance à verser dans le gigantisme : une superficie d’une quinzaine d’hectares, une barrière voire un mirador à l’entrée, un numéro que vous apposerez, bête et discipliné, sur votre pare-brise, d’incessantes communications par haut-parleur, autant de détails qui évoquent furieusement une HLM à l’horizontale, où personne ne connaît personne et au sein de laquelle, pour reprendre l’expression de Victor Hugo, vous n’êtes plus qu’une « force qui va » — et encore, sans savoir où !
Nous devons certes à l’objectivité (nos lecteurs ne toléreraient pas que l’on s’en écartât plus que de raison) de préciser que le problème n’échappe pas totalement à ceux qui ont la lourde charge de gérer de tels monstres. Beaucoup sentent parfaitement qu’il ne suffit pas de donner aux emplacements des noms de fleurs pour que s’évanouissent, comme par enchantement, les pesanteurs administratives. D’aucuns s’efforcent même de briser l’anonymat, de créer un semblant de vie communautaire en organisant manifestations et concours divers(1). Mais toutes ces initiatives, pour louables que soient les intentions, manquent par trop de spontanéité, ne serait-ce, précisément, que parce qu’elles viennent « d’en haut ».
Mieux vaudrait ne compter que sur vous-même. Autrement dit : « Aidez-vous, le camp vous aidera ! » Pourquoi ne pas remettre au goût du jour l’esprit canularesque d’un Jules Romains ? Pourquoi ne pas tenter de redonner vie à l’unanimisme en semant vous-même le désordre ? Oui, vous nous avez bien lu : semez le désordre ; vous verrez que le camp se sentira revivre. Voici d’ailleurs quelques suggestions pratiques :
Exemple n° 1
Matériel : une machine à écrire, une lampe de poche, un pliant.
Tapez, à trois cents exemplaires, un billet de ce type : « À l’occasion de son anniversaire, la propriétaire du terrain est heureuse d’offrir à chaque campeur une tartelette aux myrtilles, ce jour, à 10 heures précises. S’adresser au bureau. » Il ne reste plus qu’à épingler, à la faveur de la nuit, chacun de vos « papillons » sur les pare-brise et à installer votre pliant, le lendemain vers 9 h 45, face à la réception.
Variantes : si vous prenez vos vacances en Bretagne, la tartelette pourra être avantageusement remplacée par une fête folklorique. Si, par ailleurs, vous avez relevé dans le guide une information mensongère du genre « Promenades à poney pour les enfants », n’hésitez pas à vous venger bassement en répandant le bruit que lesdits poneys seront disponibles à proximité du bureau, le dimanche suivant.
Exemple n° 2
Matériel : du carton, un gros feutre, le même pliant.
Confectionnez plusieurs écriteaux annonçant une coupure d’eau pour toute la durée du week-end. Disposez-les, le vendredi midi, aux abords des différents points d’eau. Vous jouirez du spectacle dès le même soir.
Exemple n° 3
Matériel : du culot.
Proposez vos services à un nouveau venu en lui offrant de l’aider à monter sa tente. Celui-ci refusera poliment (du moins, c’est un risque à courir !) mais les pourparlers vous auront permis de lui subtiliser un piquet. Dès lors, vous pouvez éteindre votre téléviseur pour l’après-midi : le spectacle sera dans la rue.
Exemple n° 4
Matériel : du culot.
Dans le libre-service du camp, glissez avec discrétion dans le chariot des ménagères une foule de choses dont elles n’ont manifestement nul besoin : boîtes de pâtée pour chien, courgettes, tétines, etc. Jetez ensuite un coup d’œil non moins discret sur ce qui ne manquera pas de se passer aux alentours de la caisse.
Bien évidemment, il s’agit là d’une liste non limitative que vous aurez à cœur d’enrichir. En groupe, éventuellement : vous n’êtes probablement pas le seul joyeux drille de l’endroit et il serait étonnant que vous ne fissiez pas des adeptes(2) !
(1) Cf. chapitre XIX.
(2) D’autant que le groupe de farceurs ne tardera guère à s’entre-déchirer et que, l’atmosphère étant devenue irrespirable, vous vous verrez contraint d’abréger votre séjour. Autant de gagné !