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Qui sème l’auvent...

Pour la commodité de l’exposé, nous avons jusqu’ici évoqué le petit monde des caravaniers comme s’il s’agissait d’un ensemble monolithique, d’une famille unie. En fait, rien n’est moins conforme à la réalité : l’homo ambulator est une espèce riche en sous-groupes ; derrière l’uniformité de façade, il y a même place pour une étonnante diversité, dont voici quelques exemples.

Première école de pensée, celle des « itinérants ». Ses adeptes peuvent être regardés comme les caravaniers authentiques. Des purs ! Pour eux, la caravane n’est rien d’autre qu’un moyen de voyager plus et plus loin, qui épargne à son propriétaire les affres de l’hébergement. Deux jours ici, trois jours plus bas, ces nomades veulent avant tout voir du pays. En contrepartie, ils ne se montrent pas vraiment exigeants sur le chapitre du confort : le camping sauvage ne leur fait pas peur et la perspective de se faire chatouiller l’entrecuisse en posant culotte au beau milieu de la nature n’a d’ordinaire rien pour leur déplaire.

À cent lieues de ce caravaning de mouvement, la formule que prônent les « sédentaires ». Par crainte, le plus souvent, de se voir confrontés aux aléas de la route, ceux-là préfèrent oublier que leur acquisition est munie de roues. Ils la choisissent un peu plus grande que la moyenne, l’immobilisent une fois pour toutes dans une pâture des environs, y suspendent un écriteau du type « Mon repos » et s’en servent comme d’un bungalow à l’occasion des parties de pêche du week-end.

Quelque part entre ces attitudes extrêmes, une troisième catégorie, de loin la plus nombreuse, qui exalte les vertus du « juste milieu » : pas question, pour ces sages, de transformer leur caravane en cabanon, pas plus, d’ailleurs que de dévorer du kilomètre jusqu’à ce que mort du moteur s’ensuive. Mieux vaut définir, prétendent-ils, un point de chute différent chaque année et s’y tenir pour la durée du séjour. Est-il besoin de préciser que cette dernière « race » s’avère plus intransigeante en matière de bien-être et qu’elle trouve habituellement plus de poésie dans une cuvette propre et une chasse d’eau en état de marche que dans un carré d’herbe, fût-elle rase ? C’est, du reste, pour les mêmes raisons que ces caravaniers moyens — parmi lesquels comptent, sans contredit, nos Duroc — s’attachent en général les services d’un auvent.

Ces rectangles de toile bleus, orange, marron, qui donnent — bien plus que les caravanes elles-mêmes, presque toujours abonnées à un blanc assez fade — leur couleur aux terrains de l’Hexagone, demeurent, à ce propos, une source d’incompréhension notoire pour le profane : pourquoi diable ces caravaniers, pour la plupart d’anciens campeurs que les parties de piquets ont fini par lasser, persistent-ils à s’encombrer de ce meccano supplémentaire ? Il faut avoir vu les Duroc s’atteler, en pleine chaleur, à la tâche pour bien saisir ce que la question peut avoir d’impérieux. D’autant qu’une fois monté, l’auvent se signale aussi efficacement par les défauts que par la cuirasse : il est impossible d’y séjourner lorsque la température s’élève, il est la première victime désignée aux foudres des orages quand elle cherche à s’abaisser (on est prié de creuser des tranchées pour que ne lui vienne pas l’idée saugrenue de se prendre pour une piscine couverte, et de ficher une pomme de terre(1) sur chacun de ses mâts si l’on veut éviter de voir confirmée à ses dépens la théorie d’un certain Franklin sur les paratonnerres) ; quant au poids et à l’encombrement représentés par l’engin, les chapitres précédents se passent évidemment de commentaire.

Alors pourquoi ? La réponse, vous la trouverez identique sur toutes les lèvres pourvu que vous preniez la peine d’interroger les caravaniers chevronnés : sans l’auvent, les alentours immédiats d’une caravane prennent vite des allures de décharge municipale. Où donc loger, ailleurs que sous le providentiel cirque de toile, les jerrycans, seaux hygiéniques, fauteuil relax, glacière portative, bottes et imperméables, chaises et table de camping, réchaud et bonbonnes de gaz, boules de pétanque et volants de badminton ? Où faire sécher le linge dès lors que le temps — ce qui n’arrive, hélas, que trop fréquemment — fait grise mine ? Où se réfugier quand la maîtresse de caravane nourrit soudain l’ambition de replier les lits ? Une année d’expérience suffit le plus souvent à en persuader les irréductibles eux-mêmes : une caravane sans auvent, c’est une craie privée de tableau noir...

Un tableau qu’il conviendrait, cela dit, de ne pas noircir outre mesure : pour peu que l’on acquière le tour de main et que l’on bénéficie, ici et là, de conseils éclairés, le montage de l’auvent cesse rapidement de constituer une épreuve insurmontable. Afin de venir en aide aux caravaniers de fraîche date et de leur éviter les traditionnels faux pas des néophytes, nous nous permettons, du reste, de vous soumettre un ordre de marche finalement mis au point (après bien des virgules...) par M. Duroc :

1) Étendre la toile sur l’herbe (ou dans la poussière, si vous passez vos vacances sur la Côte d’Azur).

2) Inventorier et classer les piquets.

3) Partir à la recherche du piquet manquant et administrer une gifle à votre fils qui suggérait de s’en passer.

4) Pendant ce temps, confier votre caméra à un voisin complaisant(2).

5) Secouer et brosser la toile que vous avez déployée, par mégarde, sur une fourmilière.

6) Introduire la toile dans le rail prévu à cet effet. M. Duroc guide ordinairement celle-ci par le haut, juché sur le marchepied de la caravane, Mme Duroc par le bas. Entièrement recouverte par ladite toile, on ne voit bientôt plus émerger de sa personne que son légendaire postérieur...

7) Ôter complètement la toile, dont on vient de constater qu’elle a été introduite à l’envers. Pour la bonne santé de vos relations familiales futures, ne rien répondre à votre fils qui s’étonne de vous voir commettre la même bêtise chaque été.

8) Cf. 6) mais à l’endroit cette fois.

9) Extraire Madame, à la limite de l’asphyxie, de dessous la toile.

10) Dresser les piquets.

11) Réclamer le marteau ; ne rien dire à votre femme qui vous l’envoie, soi-disant par inadvertance, sur les orteils. Se contenter de jurer.

12) Enfoncer les pieux ; s’ils ont tendance à courber la tête sous le marteau, cela signifie que vous êtes tombé sur une dalle de ciment. Jurer de nouveau.

13) Accrocher la jupette(3).

14) Sortir, pour juger de l’effet. À votre fils qui prétend qu’au premier coup de vent, on retrouvera le tout contre le mur des sanitaires, opposer un silence plein de mépris.

15) Se coucher aussitôt après, avec deux aspirines.

 

(1) À sélectionner parmi les tubercules pourris que vous aura vendus l’épicerie du camp.

(2) Ne négligez pas ce détail, tout accessoire qu’il vous paraît : la « séquence de l’auvent » est traditionnellement la plus réussie de votre séjour.

(3) Cf. glossaire en fin de volume.

 
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