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La balance

Non. Ça, vraiment, ils n’auraient pas dû.

Pas la balance.

Cette balance-là, elle avait pesé le monde. Et mon enfance avec.

Une belle balance, c’était. Pas de ces machines à la manque qui vous éclaboussent de leurs cristaux liquides pour ne vous laisser, en fin de compte, aucun doute sur le prix à payer.

Deux chiffres après la virgule.

Pas une once de poésie dans tout ça.

Ces engins modernes, ça n’a pas d’âme.

Là, une vraie balance, c’était. Une DAYTON-TESTUT. Pensez, après toutes ces années, si j’ai eu le temps de me faire à la marque ! À ce large plateau, aussi, que faisait s’incliner cérémonieusement la première tranche de jambon venue ; et cet autre, plus modeste, tout du moignon, lequel recevait, de loin en loin, la visite de poids lugubres et pansus. À mi-chemin, qui faisait mine de supporter le corps triangulaire de la balance, une petite glace ovale, sur l’utilité réelle de laquelle je me répandis longtemps en conjectures, avant qu’elle ne devînt, sur le tard, le lieu d’élection des petites annonces en tout genre. Bristols fatigués, feuillets hâtivement soustraits à la tutelle abusive de carnets à spirale, c’était toute l’existence du quartier qui se trouvait là résumée, avec ses grandeurs mesquines et ses servitudes orthographiques. Il y avait là, en vrac, dans un désordre étudié comme seule la vie sait en créer, chiots en mal de maîtres, baby-sitters en mal de chiards, vélomoteurs état neuf prix à débattre.

Avec un seul « t ».

Un peu plus bas, coincées entre les pieds de la balance et un marbre dont elles s’ingéniaient à corriger les coupables penchants, d’antiques pièces de monnaie s’étaient fossilisées, insensibles au sort de leurs pareilles, pour la plupart emportées au vent des grandes dévaluations de l’histoire.

Combien j’aurais voulu me trouver là, à l’instant fatal, pour enfin savoir à qui, jusqu’au bout, elles seront restées fidèles !

Du comptoir ou de la balance...

La mère B..., quand elle interrogeait sa balance, elle en faisait des kilos. Une vraie messe. Les mains en suspens, de part et d’autre d’un calice imaginaire. Le corps tout entier convoqué vers le haut, comme pour s’assurer le concours de la divinité. Le visage convulsé, tant il est vrai que les grandes révélations sont filles de la douleur.

Quinze quarante.

Le verdict était tombé que nul, pas même la voisine du dessus, pourtant portée sur la chicane, ne songeait à contester. Non qu’il nous parût toujours s’appuyer sur des critères scientifiques inattaquables : ce n’était pas la moindre de mes admirations d’enfant que cette faculté de jongler avec les décimales alors même que l’aiguille n’avait pas terminé sa course, il s’en fallait parfois de beaucoup.

Mais les religions n’ont-elles pas leurs miracles ?

Les prix, chez la bouchère, c’était d’abord un acte de foi.

Les athées, les mécréants pouvaient toujours changer d’église.

Ce qui nous aidait à croire, aussi, c’était l’honnêteté sans faille que tout un chacun reconnaissait au grand prêtre : il n’entrait, dans les approximations de la bouchère, aucune intention de tromper, simplement cette légèreté qui est la marque trop rare des esprits désintéressés. On ne s’offusquait plus, dès lors, que trois fines tranches de jambon coûtassent plus cher que cinq épaisses : on savait que, le lendemain ou le surlendemain, une fantaisie du même genre jouerait en notre faveur.

L’un dans l’autre, on s’y retrouvait.

Où l’on se surprenait, en revanche, à douter quelquefois de la Providence, c’était sur le partage des beaux morceaux. Là, il était manifeste qu’entre les fidèles, certains avaient la grâce, d’autres non. Seuls les premiers avaient droit au filet. Je faisais, heureusement, partie de la race élue. Était-ce la pâleur de mon teint d’anémique ou la gratitude qu’elle témoignait à ma mère, laquelle lui servait volontiers de confidente ? Toujours est-il que, pour moi, il y avait à tout coup du bifteck « comme d’habitude » (le mot « filet » était tabou), quand bien même celui qui me précédait à l’autel se serait vu éconduire d’une de ces phrases consolatrices dont elle avait le secret : « Du filet, il n’y a plus. Mais j’ai mieux que ça. Vous verrez : ce sera du tendre... » Trop heureux si elle ne me gratifiait pas, dans le même temps, d’un clin d’œil complice qui me faisait invariablement rentrer sous terre.

Et je repartais, mon filet sous le bras, ravi et confus à la fois, craignant à chaque pas qu’un quidam surgi d’un porche ne m’enjoignît d’ouvrir le paquet pour crier ensuite à l’injustice.

L’injustice, la mère B... connaissait. Elle savait depuis belle lurette qu’au grand jeu de l’existence, les dés étaient pipés. Elle avait d’abord perdu son homme. Un grand sec, une figure de sept familles qui, inlassablement, le dos tourné à la clientèle, fouillait dans les entrailles comme si la vie en dépendait.

Puis elle avait perdu sa fille. Deux pommettes rubicondes posées sur un sourire de première communiante. Morte en couches. Depuis, elle avait parqué son chagrin dans cette pièce de quatre mètres sur cinq et ne l’avait plus lâché d’une semelle. Ces larmes de sang qui, certains jours, relevaient le bleu pisseux du carrelage, c’étaient un peu les siennes. Cette viande qu’elle s’appliquait à débarrasser de son gras, c’était sa propre histoire qu’elle réécrivait.

Quant à ce qu’elle jetait sur le plateau de la balance avant de s’essuyer, d’un geste machinal, à son éternel tablier blanc, ce n’était pas la marchandise.

C’étaient ses dernières forces.

Le soir, quand la lourde porte habillée de fer forgé s’était refermée sur le dernier client, il fallait pourtant se résoudre à gagner l’arrière-boutique, là où il n’y avait plus la moindre carne sur qui passer sa rage...

Où l’attendait le désespoir, installé là comme dans ses meubles.

Cette arrière-boutique — au même titre, d’ailleurs, que la pièce contiguë où, traînant la pantoufle, elle allait découper le jambon — restera longtemps, pour le gamin curieux que j’étais, comme la face cachée de la Lune. Les coulisses du théâtre, où je n’aurais jamais accès. Aujourd’hui encore, je n’éprouverais pas plus de considération pour le rescapé des Quarantièmes rugissants que pour le privilégié qui, par le biais de je ne sais quelle faveur, aurait un jour posé le pied sur ces terres interdites.

Chacun son exotisme.

Et puis il y avait le vendredi.

Jour maudit entre tous.

Celui du poisson. De la fermeture hebdomadaire.

Ce jour-là, le volet roulant était de sortie, comme pour clamer à la face du monde que l’on respectait la législation en vigueur.

Mais la porte restait ouverte.

Et si d’aventure un habitué venait implorer la clémence des autorités, on ne refusait pas de le servir, au contraire. On lançait bien un ou deux regards furtifs en direction de la rue, comme si l’on redoutait d’être dénoncée. Mais c’était uniquement pour le principe. La bidoche, ce jour-là, la bouchère serait allée jusqu’à l’offrir à qui l’arrachait, ne fût-ce que quelques minutes, aux ténèbres de l’arrière-boutique.

Une poignée de bonnes âmes, parmi les plus fines psychologues du quartier, finirent du reste par le comprendre, qui snobèrent, plus souvent qu’il n’était raisonnable, la fermeture hebdomadaire. Dès lors, il ne se passa plus un vendredi sans que l’un ou l’autre s’évertuât, sous un prétexte des plus futiles — saucisson sec ou crème de foie —, à tailler une bavette à l’ombre bienveillante du volet.

On avait l’impression que cela pouvait durer toujours. Les autres vieillissaient, pas la bouchère. Ses cheveux blancs ne pouvaient plus blanchir ; ses rides se creuser davantage. Le temps n’a pas de prise sur ces êtres qui s’installent dans la routine, vivent au jour le jour : comme elle ne se risquait jamais au-dehors, la mort pouvait l’avoir oubliée.

Pas le fisc.

La rumeur avait couru qu’elle avait des ennuis de ce côté-là. Personne n’avait cherché à la rattraper. Une affaire pareille, connaître la faillite ? Allons donc... Un magasin qui ne désemplissait pas ! On venait de l’autre bout de la ville, et de bien plus loin encore, pour goûter à son pâté...

Et puis, le danger se précisant, on s’était souvenu que l’on ne payait pas souvent comptant chez la bouchère. Les uns réglaient à la fin de la semaine, d’autres au mois.

Certains jamais.

Bien sûr, elle ne manquait pas d’inscrire, de son monumental crayon, le prix sur le papier d’emballage rose bonbon. Mais elle ne le reportait que rarement sur le grand registre noir qui jouxtait le tiroir-caisse : elle faisait confiance.

Le fisc, lui, ne sortit pas le crayon. À la dernière de ses descentes, il ne laissa que le comptoir.

Six semaines plus tard, le volet retombait pour toujours.

L’arrière-boutique avait gagné.

 

Je ne crois pas trop au paradis.

Mais s’il devait y en avoir un, alors que ce fût un monde où l’on ne saisit pas les balances.

 
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