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Les petits matins blêmes

à Madeleine

D'entrée de jeu, l'essentiel avait été dit par les chaises. Que pouvaient, il est vrai, les quelques formules de politesse rituelles, ultime concession à un cérémonial d'un autre âge, face à la plainte, même étouffée, de ce cuir grenat, qui exhalait sans vergogne sa nostalgie des salles désertes ? Pour se vouloir discrète, la façon dont les postérieurs pétrissaient la pâte, cherchaient leur place définitive parmi les creux et les crêtes, n'en était pas moins éloquente : on en avait pour trois bonnes heures. Au bas mot.

Fallait-il être maso, comme ils aiment à dire aujourd'hui, pour s'embarquer ainsi dans une galère qui ne vous est rien ! Pour s'engouffrer, à la suite de la famille et des amis, dans cette salle que la tradition sorbonnarde réservait aux soutenances de tout poil... Non que la présence incongrue d'un vieux bonhomme dans mon genre risquât de surprendre : comme, manifestement, personne ne connaissait personne, on aurait tôt fait de me supposer une parenté avec l'héroïne du jour. Dans la famille Le Thésard, je demande le grand-père...

Tiens ! ils peuvent toujours piocher... Rien à voir, moi, avec la petite mignonne qui, d'une voix blanc cassé, a entrepris de séduire le jury. Si ce n'est qu'elle ressemble, et encore très vaguement, à une fille que j'ai connue il y a un demi-siècle de ça.

Bien connue, quoi.

Peut-être la raison pour laquelle, comme si de rien n'était, comme si la chose allait de soi, comme si ma balade aux aurores n'avait eu d'autre destination, je m'étais faufilé dans la salle Bourjac ? À moins qu'il ne s'agît, plus prosaïquement, d'une simple curiosité, de cette bête curiosité que mon amour contrarié des lettres avait, au fil des ans, teintée de respect ?

Langue au chat. On a les actes gratuits qu'on peut.

S'en tire plutôt bien, la mignonne. La voix a pris de l'assurance, une voix chaude qui enjôle, cajole, berce ces grands enfants que sont volontiers les universitaires. La main gauche, qui avoue quatre bagues, joue en virtuose de ces fils invisibles qui font hocher les têtes, se retrousser les lèvres. La droite, que je ne distingue pas, doit compter les points. La fausse modestie, ça plaît toujours.

Au pied de la table qui lui tient lieu de pupitre, un sac dort en chien de fusil. Il évoque irrésistiblement le cartable flagada de la pub, celui qui ne se requinque qu'après avoir ingurgité le quatre heures des enfants. Autour, le décor bégaie, joue les go-between entre solennel et spartiate. Côté jardin, ces murs tapissés de savoir, ces livres reliés pleine peau qui, dans un garde-à-vous impeccable, semblent poser pour l'éternité. Le photographe a dû s'absenter. Depuis, ils sont restés là, à l'abri dans leurs cages de verre. Quelques néons habilement dissimulés les éclaboussent d'une lumière froide. Ils promènent sur la docte assemblée ce regard de propriétaire que leur vaut l'ancienneté. L'absolue conviction, aussi, de servir d'alibi. Car, côté cour, les choses se gâtent. Le portemanteau s'accroche à son maigre passé. Le tableau mobile paraît attendre le chiffon qui l'effacera, une fois pour toutes, du décor. La nappe bordeaux qui déguise la table du jury confesse son impuissance à dissimuler des pieds du plus pur style Conforama. Si, enfin, les chaises du premier rang — dossier hautain, cuir punaisé qui fait sérieux — ont encore fière allure, il n'en va pas de même pour celles, pliantes et dépareillées, qui peuplent le fond de la salle et sur lesquelles, réflexe d'humilité sans doute, a pris place le gros de la troupe. Le surplus a été remisé et abandonné là, au cas où, sur un diable dont le frère jumeau, j'en jurerais, travaille à la gare de Lyon.

Un que ne semblent pas émouvoir outre mesure les coq-à-l'âne du lieu, c'est le directeur de thèse. Invité, de quelques mots atones, à donner son avis, il le donne. Il n'en pense d'ailleurs que du bien. Beaucoup de plaisir à collaborer... Authentique travail de recherche... Souci rare de la perfection... De confusion, le corsage de l'intéressée rosit un peu plus. Escargots plaquant là leur coquille, des manches fuchsia font surface, lancent leur message d'espérance sur l'océan bleu sombre de la veste.

Allons, celui-là n'a pas l'air bien méchant. Voilà du reste qu'il en remet dans le dithyrambe : constants bonheurs d'expression, utilisation judicieuse du chiasme... Mais plus personne n'écoute. On a compris que rien de désagréable, décidément, ne saurait naître de ce verbe posé, de ces joues lisses où la barbe ne se lit qu'en filigrane. Les réserves elles-mêmes concourent à l'extase : la traditionnelle chasse aux perles, bouquet obligé de ce feu d'artifice de l'intellect, a présentement un faux air de pétard mouillé. Cet accent n'est pas bien grave... Cet amour dont on ne sait trop, dès qu'il vire à la partouze, s'il est mâle ou femelle, est, n'en déplaise à Musset, de ceux (celles ?) qui autorisent le badinage... Quant au « soi-disant désintéressement de Sterne » (j'allais oublier, c'est de lui qu'il est question), il n'agacera que les puristes. Sur le nombre de pages, hein ? Tout cela est négligeable ! On s'en voudrait presque de recenser de pareilles broutilles...

Le public n'a pas plus tôt surmonté une impérieuse envie d'applaudir que déjà le premier assesseur a pris le relais. La voix porte et remue : le premier assesseur est une assesseuse. D'emblée, son intervention s'annonce autrement pimentée que la précédente. La crinière est plus poivre que sel. Ça sentirait la perruque s'il n'y avait, sentinelle esseulée sur la plaine rase, un épi vengeur. Le visage est chiffonné, les traits taillés à la serpe. La montre qui orne le poignet apparaît bien vite comme la seule chose ronde de ce corps anguleux. Le nez, désespérément droit, recouvre une bouche largement fendue, comme pour mieux masquer les coups qu'elle distille. Car cette mémé gâteau qui ferait les beaux jours d'une saynète publicitaire, cette femme effacée, presque timide, qui, n'en doutons pas, s'avérera la plus charmante à l'heure du pot, s'est vu attribuer aujourd'hui le rôle de la teigne. À la courte paille, elle a tiré Carabosse. La voilà qui, de quelques assauts rageurs où la fausse candeur le dispute au vrai persiflage, met à mal les normes bibliographiques auxquelles la candidate avait cru bon de se plier. Confus. Lourd. Compliqué.

Ne facilite pas la tâche du chercheur.

On a beau savoir qu'elle fait partie du jeu, la diatribe jette un froid. Mon voisin de droite s'est réveillé. Dans le box de l'accusée, on fait le gros dos. Les manches fuchsia ont, pour un temps, réintégré leur coquille. Plus fines que jamais dans leurs collants noirs, les jambes dessinent une discrète parenthèse, dans l'attente de jours meilleurs. L'onde de choc n'épargne pas même la sainte table : si le président, curieusement, donne l'impression de siroter du petit-lait, le directeur de thèse boit proprement la tasse. Les bras croisés, le nez gommé par un index dubitatif, il oscille du goguenard au furieux. La cravate, qui tenait il y a peu du bavoir, se noie dans le vert d'eau de la chemise. Capitaine courageux, il n'en monte pas moins au créneau, assume l'entière responsabilité du naufrage, bredouille quelques mots de solidarité en direction d'une thésarde qui n'aurait fait qu'appliquer ses consignes, avant de se retirer, stoïque, sur l'Aventin que représente, pour l'heure et faute de mieux, le dossier de son fauteuil. Au reste, le plus dur est passé. Celle par qui le scandale est arrivé entame un decrescendo molto qui la conduit, à son tour, à chanter les louanges du futur docteur. Elle en jubilerait presque. C'est le mot qu'elle emploie. Le peuple respire.

Mon voisin ronfle de nouveau.

Ce n'est pas le nouvel intervenant qui l'arrachera à ses rêves. La charge sabre au clair, apparemment, il n'a pas ça dans ses cartons. Le second assesseur serait plutôt du genre fleuret moucheté. Il arbore, depuis l'ouverture des hostilités, un indéfectible sourire qui suinte l'indulgence. Au plus fort de la tourmente, tout à l'heure, alors que les sous-entendus volaient bas, il s'évertuait, visiblement mal à l'aise, à réduire, du plat d'une main que l'on devine irréprochable, le faux pli de la nappe que sa propre serviette, posée à même la table, avait contribué à tracer. La mise, austère pour ne pas dire vieillotte, rappelle le pensionnaire de la maison Vauquer. Le cheveu est rare, excepté sur la langue. Les doigts, un rien boudinés, flattent un stylo à bille Reynolds.

Éternelle misère de l'Enseignement, fût-il supérieur.

Le débat, du moins, s'est enrichi et porte derechef sur le fond. À l'évidence, ce n'est pas pour déplaire à notre postulante, laquelle, tout heureuse de retrouver là un terrain à sa convenance, ébauche avec l'interlocuteur du moment un dialogue passionné. Durant de trop courtes minutes, c'est l'idylle. Celle qui se nourrit de sourires entendus, de confidences échangées... Dans son enthousiasme, l'admiratrice de Sterne va jusqu'à confier à un claquement de doigts le soin d'exprimer sa pensée profonde. Autant de gagné pour le rapport, qui soulignera, chez la candidate, cette spontanéité de bon aloi.

Sur les gradins, en revanche, l'attention a baissé d'un cran. Les relations qu'entretiennent Hume et le prédicateur d'York, c'est bien beau, mais on n'est plus très loin du délit d'initié. Pour un peu, on se sentirait de trop. Çà et là, des jambes se croisent et se décroisent. Le mari (c'est dans ses bras, en tout cas, que la mignonne a fourré la plante que l'on venait de lui offrir, toute fraîche cueillie sur le marché aux fleurs) s'abîme un peu plus dans la contemplation du parquet. Prendrait-il ombrage de cette intimité qui, pour n'impliquer que les esprits, ne s'en consomme pas moins sous ses yeux ? Ou s'efforce-t-il bien plutôt de relire, entre les lignes du bois, la véritable histoire de cette soutenance ? Celle qu'il est le seul à connaître... Celle dont personne, pas même le directeur de thèse, n'aura jamais le soupçon...

Celle qu'on ne lui disputera pas, car elle est faite, sinon de sang, du moins de larmes...

Tout à l'heure, on ne le félicitera pas assez.

Non loin de moi, un photographe du dimanche et des jours fériés trifouille dans son Canon. Pour un empire, il ne voudrait manquer l'instant où sa collègue — son amie ? sa sœur ? — recevra l'adoubement. D'autant qu'il est le seul, il n'a pas tardé à s'en rendre compte, à s'être muni de son reflex... Pour la énième fois, il s'assure que tout est en ordre : par discrétion, il a renoncé au flash, mais il n'a qu'à moitié confiance en sa pellicule. Dans un effort d'imagination qui dépose quelques rides supplémentaires à la surface d'un front qui affiche pourtant complet, il cadre la scène qu'il immortalisera : le sourire forcé des membres du jury, l'attestation brandie par le président, l'accueil de la sentence par l'impétrante, debout derrière sa table, très petite fille au fond. Rassuré, il expédie au plancher appareil et angoisse.

Le temps de s'étonner de ces notes qu'aligne, dans Dieu sait quelle intention, sa voisine, au dos d'un carnet de chèques reconverti en calepin, il est retourné à ses vérifications, taraudé par le doute.

Cela dit, il n'y a pas péril en la demeure : telle la cerise sur le gâteau, le président du jury vient tout juste d'attaquer le dernier speech.

Plutôt beau gosse, le président. La fourrure, dense des tempes à l'occiput, hésite entre le noir et le gris. Des sourcils en forme de Coton-Tige nettoient des yeux fatigués. La veste, d'un vert galant, tranche sur l'horizon de ses pairs.

Plutôt creux, aussi. Ce n'est pas pour rien qu'il a promis d'être bref. Impression détestable, mais tenace, qu'il a feuilleté le pavé de la mignonne dans le TGV qui l'amenait à Paris. Histoire de meubler, et bravant du même coup certain regard chargé d'impatience, il en rajoute un brin sur la bibliographie. Il signale au passage que ce mot qu'a utilisé peu auparavant sa jeune collègue, et qui a fait l'admiration de tous, était aussi (traduisez : surtout) le sien. À chacune des idées — générales — qu'il risque, il mendie une approbation qu'il obtient sans réserve sur sa droite, plus chichement sur sa gauche.

Je m'offre le bâillement que réprime la candidate.

Opportuniste comme elle sait l'être, la vie frappe au carreau. C'est que, dans l'étroite cour intérieure qui flanque la salle Bourjac, on se soucie des déboires conjugaux de Sterne comme d'une guigne. Prenant des repères en prévision du printemps tout proche, un soleil novice trace, à la règle, une diagonale d'école. Pour juger de l'effet, il se laisse glisser de châssis en appui, avant de se recevoir en douceur sur le sol. Pas mécontent de lui, il rayonne d'importance.

Dans le lointain, de douze coups qui ponctuent le triomphe, un carillon lui fait écho.

Le drôle retarde, et pas un peu.

Brouhaha. Perdu dans mes pensées, je n'ai pas entendu le président réclamer l'évacuation de la salle, afin de permettre au jury de se concerter. Trop heureux de se dégourdir les jambes, la plupart des autres ont déjà obtempéré. Alors que, redescendu sur terre, je m'exécute à mon tour, je sens sur moi le regard, vaguement inquisiteur, de la candidate. Ce sont bien ces mêmes yeux qui m'ont perdu, à l'autre bout de ma vie ; à ceci près que s'y mêle aujourd'hui une lueur, plutôt seyante ma foi, d'incompréhension. Aussi bien, la belle n'a pas le loisir d'approfondir : happée par la meute de ses groupies, lesquels, quand l'heure des félicitations n'aurait pas exactement sonné, entendent néanmoins lui verser des arrhes, elle a vite fait de rallier le couloir. Là, comme dégrisée, elle retrouve d'instinct les gestes salvateurs de l'espèce. Détourne d'un sourire, comme pour conjurer le sort, les pronostics trop flatteurs. Répète à qui veut l'entendre, sans y croire plus que ça, que le principal est d'en avoir fini. Fait le siège des derniers indécis pour qu'ils soient de la fête, tout à l'heure, à l'Harmattan.

À deux pas de là, indifférent au tumulte des conversations qui, trop longtemps refoulées, se donnent à présent libre cours, un technicien de surface déploie sa serpillière. De la Sorbonne, il ne connaîtra jamais que les dalles. De Sterne, il ignore jusqu'au nom.

Étrange humanité.

Comme, en parfaite maîtresse de maison, elle allait de groupe en groupe, nos chemins ne pouvaient manquer de se croiser. Bientôt, sans que j'eusse à tourner la tête, je sus que c'était chose faite : le regard me fouillait de nouveau.

Il ne s'agissait plus seulement de curiosité.

Un besoin subit d'essentiel, je dirais plutôt.

Elle ne s'était pas avancée de trois pas dans ma direction que, dans son dos, la porte se rouvrait. Le jury avait délibéré.

On ne fait pas attendre le succès. Ces messieurs dames de l'Université encore moins. À contrecœur, elle rebroussa chemin, ajusta d'un geste machinal sa chevelure ébène, balança un moment pour regagner finalement sa place, imitée en cela par le reste de la bande. Somme toute, c'était l'affaire de quelques malheureuses minutes.

Ensuite, elle saurait.

Mais la pauvre n'a jamais su au juste ce que cherchait cet ancêtre au beau milieu de sa thèse : je ne suis pas retourné dans la salle. D'abord, question verdict, il n'y avait pas photo. Et puis j'avais suffisamment triché avec le temps, ce matin-là. Cette ambition, cette foi en l'avenir n'étaient plus de mon âge. Je suis resté quelques instants à contempler le technicien de surface, ce moderne Sisyphe qui, sa dalle astiquée, poussait son chariot d'entretien vers de nouvelles aventures. Après quoi, plus philosophe que jamais, j'ai gagné la sortie.

À peine si, au moment de retrouver la rue de la Sorbonne et ses voitures en double file, j'ai pensé à saluer Pasteur et Hugo, les divinités du coin. Juchés sur leur socle d'éternité, couvrant d'un regard de concierge une cour d'honneur parfaitement déserte, ils régnaient à cette heure sans partage sur le temple de l'intelligence.

 

C'est idiot, mais j'attendrai d'être mort pour les envier.

 
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