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La main au feu

à ma fille

D’abord on n’y prêta guère attention.

Le vacarme est tel, parfois, qu’il confine au silence.

Les armes automatiques dévidaient, sans vergogne excessive, leur chapelet de misère, récitant par cœur une leçon venue du fond des âges. De ces leçons qui rentrent toutes seules, sans qu’il soit besoin d’apprendre. De part et d’autre de la grande rue, sous un soleil qui se voulait de plomb, des tireurs embusqués — ceux-là mêmes qu’aux actualités on appelait « snipers », comme si une touche d’anglais pouvait civiliser l’horreur — faisaient mine de se prendre pour cibles.

Mais c’était surtout leur peur qu’ils mettaient en joue : surgi des entrailles d’une terre agonisante, un râle sourd décrivait l’approche des chars.

Quelques-uns ne s’en alarmaient pas, qui paressaient ostensiblement au beau milieu de la chaussée. La rafale du sommeil les avait surpris là, en pleine course. Recroquevillés sur leur ultime douleur, l’aimant presque, ils plaçaient des accents un peu vains sur un message qui n’avait plus grand sens pour eux.

À supposer qu’il en eût encore pour quelqu’un.

Venue on ne savait d’où, une épaisse fumée ocre emballait la scène, à la manière d’un Christo. Les teintes, vaguement sépia, faisaient penser à un document d’archives.

La mort a ses ruses, elle aussi.

Quand les soupirs devinrent-ils des notes ? Bien malin qui pourrait en répondre. Le piano était entré là-dedans sur la pointe des marteaux. Conscient de son incongruité. Comme gêné de pareille promiscuité. Il ne m’étonnerait pas (mais je n’affirme rien, pas même que ce damné piano ait existé) que ce fût au moment précis où le premier blindé salit de sa chenille le sable de la grande rue.

Quelque part, dans un de ces immeubles que la guerre avait ornés de graffitis obscènes, des mains travaillaient à autre chose qu’à détruire. Quand tout s’effondrait, quand tout retournait au chaos, elles parcouraient un clavier où les touches, quelquefois, savaient ne pas être noires. Quand la plupart de leurs sœurs lacéraient, étripaient, pataugeaient dans une fange qui jamais, quel qu’en fût le poète, ne se transformerait en or, elles s’obstinaient, caressaient, effleuraient.

Parlaient d’un naguère aux allures de jadis.

Ces mains, je me plaisais à les imaginer de fille. Trop courtes et déjà si mûres. Trop neuves, et en même temps si vigoureuses. Des mains oblongues et soignées, qui plaident et qui s’offrent, au plus fort de l’impuissance. Des mains qui prient sans avoir à se joindre.

 

Hébété, il lança un regard dépourvu d’indulgence aux ongles noircis de sa main gauche. L’autre venait d’être emportée, crispée sur la kalachnikov. Il n’avait rien senti qu’un souffle froid.

L’oreille collée au sol, il écoutait Chopin.

 
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