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Un monsieur très occupé

Illustration par Colette David
Colette David

Trois enjambées lui suffirent, ce matin-là, pour escalader le perron.

D’ordinaire, il lui en fallait au moins quatre.

Pour le planton, qui avait prestement escamoté une volumineuse casquette de toile, c’était un signe qui en valait bien d’autres.

Il traversa le hall au pas de charge, ne rendant leur salut aux hôtesses que d’un imperceptible mouvement du menton. Dans son sillage, on échangeait des regards entendus. Quand le patron avait cette tête-là, c’est qu’un problème grave le préoccupait. Une décision à prendre, un choix douloureux qui engagerait l’avenir de l’entreprise. Un de ces coups de poker auxquels il avait habitué son entourage et qui, jusqu’ici, lui avaient si bien réussi.

Dans ces moments difficiles, il était presque beau. De l’humble dactylo, sensible au charme de sa calvitie naissante, jusqu’aux jeunes loups qui, dans son ombre, convoitaient sa succession, tout le monde l’admirait. Les « barrières de classe » qu’évoquaient, comme à plaisir, les délégués syndicaux au cours de leurs oiseux débats avaient tôt fait de voler en éclats, confrontées à cette séduisante image de l’éternel gagneur. Aujourd’hui encore, les conversations s’éteignaient sur son passage, les sourires se fanaient, les groupes se disloquaient, comme par égard pour tant de responsabilité.

En temps normal, il avait recours à l’ascenseur pour gagner son antre du sixième. Non que la perspective d’une dépense physique le rebutât : il y eût été plutôt enclin, comme à un remède efficace contre l’embonpoint des cadres. En fait, s’il sacrifiait ainsi aux facilités du progrès, c’était par peur de se singulariser. C’est que l’on aurait eu beau jeu de faire passer une innocente gymnastique pour un comportement hautain envers le petit personnel ! Au moins, dans l’intimité souvent malodorante de la cage, se voyait-il contraint, pour un temps, de redescendre sur terre. D’avoir un mot aimable pour chacun. Et si, par une faveur spéciale du destin, il réussissait à mettre à profit les trente-deux secondes que réclamait l’ascension pour prendre des nouvelles d’une épouse souffrante (quand il ne confondait pas !), il savait que ce temps-là n’était pas complètement perdu. Après tout, le soin que l’on apporte à cultiver son image de marque ne devait-il pas prévaloir contre toute autre considération, fût-elle d’ordre esthétique ?

Cette fois, pourtant, il s’était rué dans l’escalier, tirant d’un bras rageur sur la rampe ouvragée qui le flanquait.

Au détour de chaque palier, le gémissement des chariots, le sursaut des tabulateurs l’atteignaient comme autant de gifles. Mais il n’y prêtait guère attention, pas plus, d’ailleurs, qu’aux hypocrites courbettes dont le gratifiaient ses subordonnés, déconcertés par cette insolite montée au créneau.

C’était aujourd’hui ou jamais. Il devait réussir. On ne lui résistait pas impunément.

L’irruption, pour le moins fracassante, du boss dans l’étroit couloir qui menait à son bureau ne fut pas sans causer quelques frayeurs au personnel féminin, plus naturellement porté à extraire le poudrier du sac que l’honorée du tant d’une rébarbative pile de dossiers. Frayeurs heureusement sans lendemain puisque le patron, d’une magnanimité décidément suspecte, fit celui qui n’avait rien vu. Renonçant, une fois n’est pas coutume, à cet humour glacial qui le faisait redouter de tous ses pairs, il poussa sur-le-champ la porte de sa secrétaire.

Mademoiselle Vautrin était depuis toujours à son service. Vieille fille jalouse de ses maigres prérogatives, elle avait trouvé, dans les soins zélés dont elle entourait son grand homme, le bonheur que d’autres cherchent, parfois vainement, dans le mariage. Elle n’avait pas sa pareille, notamment, pour éconduire les importuns qui, pour parvenir jusqu’à elle, avaient cependant levé nombre d’obstacles ; en pure perte, car leurs ultimes efforts se brisaient sur sa détermination comme la lame sur le rocher.

Un précieux savoir-faire qui, à n’en pas douter, trouverait encore à s’exercer.

Elle l’avait bien senti, à la façon un rien distraite qu’il avait eue de lui adresser la parole. Du reste, pourquoi cette recommandation de ne le déranger sous aucun prétexte ? D’habitude, cela allait sans dire...

Une fois dans ses appartements, il fit jouer une impressionnante collection de verrous, tira les rideaux, débrancha, d’un geste brusque, les téléphones qui, modernes sphinx, paressaient sur son bureau. Puis, abandonnant veste et rosette au fauteuil Régence qu’il proposait à ses rares interlocuteurs, il alla au Corot qui, égaré sur le mur du fond, avait pour rude mission de faire oublier l’austérité des lieux. Il avait aussi celle, moins avouable, de dérober aux regards un coffre-fort dont la porte, réveillée par une clef qu’il ôta de sa poche, tourna bientôt sur ses gonds.

Soudain plus calme, le patron en retira plusieurs objets brillants de petite taille qu’il jeta, sans plus attendre, sur le sol.

Tombant à genoux, il les rejoignit aussitôt sur la moquette fauve.

Enfin, saisissant à pleine paume les osselets, il s’écria, dans un sourire qui lui venait tout droit de sa lointaine enfance :

— Quat’ sans boug’, à nous deux !...

 
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