Vae soli !
Colette David |
LA CONCIERGE EST DANS L’ESCALIER. Que pouvait-elle y faire à cette heure ? Encore une chance que je ne sois pas tombé sur elle, pensa Hubert en consultant machinalement sa montre. Avec le retard que j’ai déjà...
Sans un regard pour les boîtes aux lettres, il alla droit à la lourde porte qui donnait sur l’avenue. Dès les premiers pas, il se sentit mal à l’aise. Quelque chose avait changé, Hubert en était sûr, dans cette artère qu’il empruntait chaque jour et dont il connaissait la moindre plaque d’égout. Quelque chose d’indéfinissable, qu’un peu de temps eût suffi, sans doute, à lui faire découvrir. Mais l’heure n’était ni à la flânerie ni aux états d’âme. C’est à peine si l’on respecta, ce matin-là, la traditionnelle halte au kiosque. Le Figaro fut arraché du présentoir ; la monnaie laissée en évidence sur les contours généreux d’une poitrine de Playboy : le marchand n’avait pas donné signe de vie que déjà Hubert s’était engouffré dans la bouche.
L’odeur du métro le saisit à la gorge.
Au guichet, derrière l’hygiaphone, il n’y avait personne. Le préposé avait dû s’absenter, si l’on en jugeait par les néons allumés et la porte de la cabine grande ouverte. C’est bien ma veine, gémit Hubert. Tout le monde est à la bourre, aujourd’hui... Et moi qui suis à court de tickets !
C’était le moment ou jamais de mettre fin à un long passé voué aux principes : Hubert s’assura qu’il ne pouvait être vu et, d’un maître coup de reins, gomma le composteur.
Encore leste, le vieux ! sourit-il pour lui-même alors qu’il se ruait dans la direction PONT DE NEUILLY. Pourtant, le sport et moi...
Peu après, il débouchait sur le quai. Celui-ci, désert, tranchant sur la cohue des autres jours, l’incita à plus de sérieux : il avait près d’une heure de retard. Son sourire se figea.
Et cette rame qui se faisait attendre ! Quand tout va mal... Hubert s’acharna sur un distributeur, marcha nerveusement de long en large. L’écho de son pas lui revint longtemps avant qu’une rumeur sourde ne l’avertît enfin que le train arrivait.
Il s’installa, déplia son journal. Ce fut l’imposant édito de la première page qui retint d’abord son attention. Encore un de ces cris d’alarme que l’on pousse périodiquement pour grossir les tirages, soupira Hubert. Il était question, cette fois, de la baisse démographique qui touchait les pays d’Europe occidentale. Les termes qu’employait l’auteur — dont le nom, curieusement, ne lui était pas inconnu — trahissaient un parti pris de dramatisation : dans une vingtaine d’années, prédisait-il, le processus de dépopulation serait déjà solidement engagé...
Tant mieux, plaisanta l’insouciant qui, avec la venue de la rame, avait retrouvé sa bonne humeur. Comme ça, on aura moins de problèmes pour se garer !
Il se disposait à chasser ces sombres perspectives en ouvrant le quotidien à la page sportive (le Parc, pour l’heure, refusait du monde !) quand son regard dévia. La voiture était vide. Hubert craignit un instant de s’être fourvoyé en première classe. Le jour serait bien choisi, sans ticket ! Mais non : maintenant qu’il y réfléchissait, il se rappelait parfaitement avoir pris le wagon de queue.
Bizarre, tout de même ! Passe encore pour REUILLY-DIDEROT, qui n’est pas une station des plus fréquentées ; mais qu’aucun voyageur ne soit monté à GARE DE LYON, voilà qui était pour le moins inhabituel...
Confiant son journal à la banquette, Hubert colla le nez contre la vitre. La ligne présentait partout le même visage : MARAIS semblait plongé dans la désolation ; HÔTEL DE VILLE n’abritait pas le moindre couple ; CHÂTELET avait pour tout public des rangées de fauteuils vides ; quant à LOUVRE, où les attitudes hiératiques des statues ajoutaient une note inquiétante à cette promenade lugubre, il donnait, lui aussi, dans la nature morte.
Par bonheur, Hubert n’était pas homme à céder à l’affolement. S’il s’étonnait de ces coïncidences, il n’en profitait pas moins de la nuit des tunnels pour se refaire une santé. Le monde n’a tout de même pas cessé de tourner, se répétait-il, presque à voix haute. Le métro circule. Et puis, ce journal...
Peut-être l’explication s’y trouvait-elle, après tout. Néanmoins, il eut beau le feuilleter, il n’y trouva rien qui pût justifier cette subite désaffection pour les souterrains.
À l’extérieur, le décor refusait toujours de s’animer.
Se transportant, à grandes enjambées, d’un bout à l’autre de la voiture, Hubert, lors de chaque arrêt, inspectait les quais, scrutait les couloirs, explorait du regard les places d’ombre avec l’espoir d’en voir surgir, kil de rouge à la main, le clodo de service. En vain. Tout ce qu’il retira de ces inventaires, ce fut l’impression étrange — mais peut-être n’était-ce là que le fruit d’une panique naissante ? — que les stations s’illuminaient peu avant l’arrivée de la rame pour retourner aux ténèbres aussitôt après son passage.
Hubert ferma les yeux, essuya d’un revers de manche la sueur qui lui perlait au front. L’un après l’autre, de troublants détails se détachaient à la surface de sa mémoire. Il lui semblait, depuis qu’il était monté, qu’aucune rame n’avait croisé la sienne ; de même que tout à l’heure, sur l’avenue, il n’y avait pas âme qui vive. Ce qui l’avait frappé, il n’en doutait plus à présent, c’était le silence : nulle pétarade, pas un éclat de voix, rien que le déclic des feux qui poursuivaient leur inutile besogne. Pressé comme il l’était, il n’y avait pas pris garde.
Maintenant, il avait peur.
Certes, il lui aurait été facile de fuir ce train fantôme qui, dans les entrailles de la terre, indifférent à son angoisse, l’emmenait Dieu savait où ; mais, au point où en étaient les choses, le signal sonore des départs, le cliquetis métallique des portières ne s’avéraient-ils pas préférables au silence de mort qui, il le savait, le guetterait au détour de chaque couloir ?
D’ailleurs, Hubert recouvrait un peu de sa sérénité. Il n’était pas seul. Il y avait, quelques wagons en amont, un autre homme qui tirait les ficelles. Le voir, lui parler. L’interroger sur cette monstrueuse partie de cache-cache. En finir avec ces équivoques.
Il saisit le loqueteau, le maintint levé alors que le train ralentissait. Il lui faudrait faire vite avant qu’il ne s’élançât de nouveau. Les portes s’étaient à peine écartées qu’Hubert avait jailli.
Il n’y arriverait pas. Le cortège des voitures lui paraissait interminable. Hubert résolut de remonter au signal. Mais celui-ci n’intervenait pas.
La rame semblait l’attendre.
À bout de souffle, Hubert parcourut les derniers mètres au pas. Comme il se penchait à l’intérieur de la motrice, il eut un haut-le-corps.
Il n’y avait personne aux commandes.
À reculons, il s’éloigna de la bordure du quai. Longtemps, il demeura prostré, incapable du moindre geste. Enfin, il éclata d’un rire absurde, inhumain.
Le signal retentit. Une dernière fois, les portes s’entrechoquèrent. Lentement, le convoi s’ébranla, laissant derrière lui son sifflement caractéristique. Il ne fut bientôt plus qu’un point brillant dans l’obscurité du tunnel.
Les lumières de la station ne s’éteignirent pas.
À mesure que le grondement de la rame s’estompait, le silence se faisait plus pesant.
Sur l’écran de contrôle, rien ne venait plus troubler la quiétude de ce paysage désolé. Au bas de l’escalier, comme démantibulé, un homme gisait, face contre terre. Un sourire était resté accroché à ses lèvres : avant que ses jambes ne se dérobent, un bruit assourdissant avait troué le mutisme des lieux.
Il retrouva ses esprits en même temps que sa chambre. Dehors, l’avenue avait repris ses activités. Le concert d’avertisseurs qui s’était improvisé sous ses fenêtres le disait assez.
Alors qu’Hubert se levait pour jouir du spectacle, un journal abandonna le couvre-lit pour rejoindre le sol. Avant de disparaître sous un pied dédaigneux, la une avait clamé une dernière fois, de toute la force de ses caractères gras :
LA FRANCE SE DÉPEUPLE !