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Remake

Par ces temps de canicule, Monsieur Jean-Paul (c’est ainsi que de toute éternité l’avait appelé sa bonne, et ce titre lui était resté) ne vivait pratiquement plus que sans culotte. Bien loin de soulever les montagnes, il passait l’essentiel de la journée dans son bain, à sécher sur des problèmes de mots croisés. Il avait une telle passion pour les grilles, il prenait un tel plaisir à les refermer sur les mots que les mauvaises langues — il en est partout — y voyaient décidément la marque d’un comportement ambigu : il y avait gros à parier, pérorait le psychologue de service, que sous des régimes plus troublés le bougre n’eût pas hésité à jouer les délateurs ! Naturellement, l’accusé répondait par le mépris à ces laborieuses insinuations, se bornant à cacher, du mieux qu’il pouvait, ce qui constituait son seul vice. Ainsi, c’était la plupart du temps sous le prétexte fallacieux d’un article à écrire ou d’une conférence à relire qu’il recommandait à sa bonne, Charlotte, qu’on ne le dérangeât en aucun cas dans ses ablutions.

La fidèle servante, qui devait à ses origines normandes — elle était née à Caen — une prudence que chacun lui enviait, se contentait d’opiner du chef et faisait mine d’être dupe.

Ce matin-là, donc, notre homme fainéantait, comme à son habitude retranché derrière les cloisons améthyste de sa salle de bains. Les pieds tutoyés par une cataracte d’eau tiède, l’esprit lové dans la douce mélopée qui sourdait du transistor, le cruciverbiste planchait sur le VIII vertical d’une feuille satirique : « Il se prétend l’ami du peuple. » En neuf lettres. Monsieur Jean-Paul, après maints efforts de cervelle qui se traduisaient par autant de rides à la surface de l’eau stagnante, venait tout juste de songer à DEMAGOGUE lorsqu’on frappa. C’était Charlotte, plus gironde que jamais, qui apportait le courrier. Le pourpre aux joues (ne lui avait-il pas fallu dissimuler, en toute hâte, la feuille satirique sous une publication d’un meilleur effet ?), Monsieur Jean-Paul s’empara des missives, les tria, en rendit une, qui portait le nom de Corday, à sa bonne. Celle-ci prit aussitôt congé.

D’ordinaire, il se replongeait sans plus attendre dans son univers de vocables, remettant à plus tard le soin de dépouiller un courrier traditionnellement pauvre en inédit. Cette fois, pourtant, l’en-tête d’une enveloppe lui avait arraché un froncement de sourcils. Il décacheta donc, d’un geste qui tremblait un peu.

Imperceptiblement, le pied droit qui barbotait encore à la surface gagna le fond. Bientôt le corps tout entier lui fit escorte, dans un long feulement.

 

C’est ainsi qu’on devait le retrouver, le faciès grimaçant, les yeux révulsés. Baignant parmi les cases noires. La main gauche, la seule à avoir échappé au naufrage, tenait encore, crispée, telle une pièce à conviction, le pli fatal :

M. Jean-Paul MARAT

impasse des Cordeliers

75089 PARIS

En haut à gauche, et en caractères gras, le crime était signé :

MINISTÈRE DE L’ÉCONOMIE ET DES FINANCES.

 
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