La bouteille à l’encre
Colette David |
Ce jour-là, le soleil ne se leva pas.
On ne manqua pas de s’en étonner.
Non que le principe d’une telle grasse matinée fût jugé irrecevable en soi : en ces temps de progrès social, on se serait trouvé mauvaise grâce à dénier à l’astre du jour ce que l’on s’était généreusement accordé à soi-même — trop généreusement au dire de certains — depuis des lustres. Les plus intransigeants auraient eux-mêmes admis, sans qu’il fût besoin de leur faire violence, qu’une journée de repos ce n’était pas, somme toute, trop cher payé, eu égard aux signalés services rendus, depuis que le monde est monde, par l’étoile en question.
Seulement voilà : si l’on reconnaissait au soleil le droit d’arrêter son char de temps à autre, on supportait plus difficilement d’être placé devant le fait accompli. Cette grève, si c’était bien de cela qu’il s’agissait, avait un côté improvisé qui heurtait jusqu’aux esprits les plus larges. Avec eux, il fallait convenir que rien ou presque ne s’était fait dans les règles : ni revendication précise, ni préavis. Joly-Prétais lui-même, le sémillant météorologue de la télé, n’avait eu vent de rien. La pochette jaune annonciatrice de lendemains qui chauffent, il avait quitté le spectateur, la veille au soir, dans l’espérance de la résurrection.
On était loin du compte, et cela ne manqua pas de faire de l’ombre audit météorologue, lequel passait pourtant, avant ce couac mémorable, pour en connaître un rayon.
L’homme de la rue, ainsi livré à lui-même, pensa d’abord à une éclipse. Mais l’hypothèse ne devait pas résister à un examen approfondi de la situation : outre que de tels phénomènes sont tout à fait prévisibles et font d’ordinaire l’objet d’analyses passionnées dans les journaux, chacun sait qu’ils ne durent pas.
Or, ce jour-là, les montres indiquaient midi que le soleil demeurait introuvable.
L’inquiétude se donna libre cours quand on s’avisa que les pouvoirs publics, d’habitude des plus prompts à donner sur les choses un avis qu’on ne leur demandait pas, restaient cette fois obstinément muets. Il fallut attendre la tombée de la nuit — si toutefois l’expression avait encore un sens — pour que le ministre de l’Intérieur fît savoir, dans un bref communiqué, qu’en l’état actuel de ses connaissances il ne s’agissait pas d’un détournement, et que le terroriste international Larcos n’était vraisemblablement pour rien dans ce qu’il appelait pudiquement « les événements ». Il ajouta, se voulant rassurant, qu’il n’y avait aucune raison de s’affoler et que toute la lumière serait bientôt faite sur une affaire qui, pour l’heure, il le confessait volontiers, en manquait singulièrement.
Le ministre ne convainquit personne. Il se trouva même de mauvaises langues pour remarquer que, fidèle à ses habitudes, il n’avait pas particulièrement brillé. Cette fois, cependant, il avait quelques excuses à faire valoir : dans les milieux scientifiques eux-mêmes, où régnait, on s’en doute, une intense activité depuis les premières heures du jour, c’était le noir le plus complet. Calculs des spécialistes, indications retransmises par les observatoires, informations en provenance des antipodes, tout concourait à accréditer l’explication la plus folle, la nouvelle la plus inouïe...
Le soleil s’était éteint.
Sans crier gare. En contradiction flagrante avec toutes les prévisions qui n’envisageaient une telle éventualité que dans cinq milliards d’années au moins. Prenant de court tous les savants du globe, mortifiés de leur imprévoyance bien plus, il faut l’avouer, que par la perspective, secondaire à leurs yeux, de passer la fin de leurs jours dans l’obscurité la plus totale.
Quoique le caractère irréversible du phénomène ne fît plus guère de doute pour personne, on résolut de remettre au lendemain la divulgation d’une nouvelle qui, si elle se révélait fausse, risquait fort de couvrir de ridicule le monde scientifique dans son entier. Ce fut du moins le prétexte que l’on avança. Il n’était pourtant pas impossible que cette prudence excessive cachât en réalité une lueur d’espoir : celui que, le lendemain, tout serait rentré dans l’ordre et que le poids de la routine aurait pour une fois raison des certitudes chiffrées.
Las ! le lendemain, les spécialistes purent observer à travers leurs instruments ce que le reste du pays, matinal comme il ne l’avait jamais été, constatait de manière plus empirique : un horizon désespérément vide, qui, à aucun moment, ne se para des couleurs de l’aurore...
Le miracle n’avait pas eu lieu.
***
Le président qui, selon la formule consacrée, avait été tenu au courant heure par heure de l’évolution de la situation, se vit remettre les conclusions des experts au petit déjeuner. Poussé en cela par son entourage, il décida, une fois n’est pas coutume, de dire la vérité au pays le soir même. D’abord, un soleil en cavale, ça ne s’étouffe pas aussi facilement qu’une fuite de capitaux ou un déficit du commerce extérieur. Ensuite, il n’apparaissait guère raisonnable de geler les choses jusqu’aux mois d’été, même si ceux-ci avaient, à maintes reprises, fait la preuve de leur efficacité lorsqu’il s’était agi, par le passé, d’administrer au bon peuple les potions les plus amères. Un conseiller plus machiavélique que les autres fit même miroiter aux yeux du président les avantages indéniables qu’avec un minimum de savoir-faire (et le chef de l’État n’en manquait pas) il pourrait retirer d’une prise de position sans détour : autorité renforcée, cohésion nationale retrouvée, rejet au second plan des dossiers les plus brûlants... Le visage du président s’illumina : dramatiser, se poser en garant de l’unité nationale, en un mot jouer au despote éclairé, ça, il savait le faire !
Le discours présidentiel, programmé simultanément sur les vingt et une chaînes de télévision, pulvérisa, comme on pouvait s’y attendre, les records d’audience. S’il plongea le pays dans la stupeur, il n’entraîna pas, de la part de populations qui semblaient s’être résignées au pire, les débordements de panique que l’on était en droit de redouter.
Il ne provoqua pas davantage le consensus espéré.
Dans les heures qui suivirent l’allocution, le leader du parti populaire — alors en villégiature sur les bords de la mer Noire, ce qui explique qu’il ne s’était rendu compte de rien — regagna précipitamment son Q.G., place de l’Empereur-Dioclétien. Il devait donner peu après une conférence de presse très attendue, où il dit sa conviction d’assister en la circonstance à un nouveau rebondissement de la lutte des classes. La preuve est faite, affirma-t-il sans ambages, que dans cette société inégalitaire par essence, le soleil ne luit pas pour tout le monde. Plus que jamais, les masses laborieuses étaient invitées à demeurer vigilantes, comme à ne pas se laisser éblouir par les phrases enjôleuses du chef de l’État.
Les syndicats ne voulurent pas être en reste, qui dénoncèrent cette nouvelle aggravation des conditions de vie des travailleurs, remarquant notamment qu’il leur serait de plus en plus difficile, désormais, de se faire une place au soleil.
À l’autre extrémité de l’échiquier politique, le ton n’était pas plus amène. Le Réveil, organe du parti national, expliquait par exemple à ses lecteurs pourquoi le faux bond de l’astre, loin de constituer une surprise, était en réalité inscrit dans la logique des faits. Pouvait-il en être autrement, s’emportait l’auteur d’un éditorial intitulé « Tout fout le camp », sous un régime qui, dès son installation, avait délibérément sacrifié toutes les valeurs, fait bon marché de toutes les traditions ?
Le parti conservateur, allié occasionnel du précédent, préféra pour sa part s’en prendre à la démagogie du pouvoir en place : à force de promettre la lune, triomphait presque son porte-parole, le soleil, c’était fatal, avait fini par se sentir de trop.
Plus modéré et s’estimant lié par ce qu’il appelait, d’une bouche gourmande, l’obligation de réserve, l’ancien Président — qui n’aspirait plus qu’à être le prochain — appréciait en connaisseur l’habileté manœuvrière de son successeur. C’est clair comme le jour, déclara-t-il en substance dans une interview au journal L’Univers, mon remplaçant a trouvé là le moyen de détourner l’attention, d’occulter ces grands problèmes de l’heure que sont les difficultés de notre économie, la sauvegarde des libertés, etc. Avant d’ajouter, l’œil faussement admiratif : « Il faut reconnaître que ce coup-là fait moins usé que le référendum ! »
Dans ce concert de critiques, les seuls à ne pas gagner le pupitre furent les écologistes.
Ils venaient de faire campagne pour l’énergie solaire.
Le président essaya bien de se défendre ; protesta, en termes ampoulés, de la pureté de ses intentions ; répliqua que la crise était planétaire et dépassait de beaucoup le cadre étroit des rivalités nationales. Mais l’argument avait été trop galvaudé dans les précédentes décennies pour conserver une quelconque crédibilité. Alors il se retira sous sa tente, répétant à qui voulait l’entendre que ce pays était décidément ingouvernable, s’efforçant de ne plus voir une presse satirique qui le représentait sous les traits d’un absolutiste Roi-Soleil, rêvant à part lui à l’époque bénie où un Charles Quint pouvait se targuer d’un soleil qui ne se couchait jamais sur ses terres...
Après quoi il se mit, comme tant d’autres, à broyer du noir.
***
L’avenir promettait d’être sombre, en effet. Les avis autorisés avaient beau se succéder aux micros des périphériques pour y prêcher un optimisme de commande, le moral (hormis celui des veilleurs de nuit, qui se réjouissaient de pouvoir enfin dormir comme tout le monde) n’était pas au zénith pour autant. Non que l’on craignît pour l’avenir de la planète : dans son incommensurable orgueil, l’homme d’alors ne doutait pas que la science fût capable de suppléer aux menues défaillances de la nature ; mais chacun sentait bien, même si l’on n’en cernait pas toujours l’étendue, que la trahison de l’astre aurait des conséquences non négligeables sur la vie de tous les jours.
L’extermination des coqs ne fut pas la moins inattendue. Les pauvres bêtes étaient en proie à la névrose, depuis qu’elles passaient le plus clair de leur temps à guetter un jour qui ne voulait plus poindre. Elles supportaient d’autant moins ce chômage technique qu’elles s’étaient crues assurées, jusqu’à la nuit des temps, de la stabilité de l’emploi. Au bout de quelques semaines, devenues folles, elles semèrent une telle terreur dans les basses-cours que l’on jugea plus sage de les supprimer.
Ce fut là le premier génocide de l’ère nouvelle. Il ne manqua pas de frapper les imaginations, le coq ayant, dans un passé déjà lointain, servi d’emblème au pays. S’en séparer fut un véritable crève-cœur pour bien des âmes simples, et le narrateur ne peut se défendre lui-même, au moment d’évoquer cette période troublée de notre histoire, d’une authentique chair de poule.
Là n’était pas, cependant, la principale préoccupation des responsables de l’économie, lesquels eurent très vite à faire face à une crise de l’emploi sans précédent. Si le travail au noir connaissait, en effet, son âge d’or, bon nombre de secteurs de l’activité industrielle s’effondrèrent du jour au lendemain, contraignant les pouvoirs publics à un effort de restructuration en regard duquel les grandes manœuvres sidérurgiques de la fin du vingtième siècle, longtemps tenues pour exemplaires, apparurent soudain ridicules. Un peu partout, l’on procéda à des coupes sombres : l’optique et ses lunettes à verres teintés, l’industrie pharmaceutique et ses crèmes solaires, l’électroménager qui envoyait ventilateurs et réfrigérateurs à la casse, furent parmi les plus touchés, ce qui n’étonnera personne. Mais le marasme eut tôt fait de s’étendre à d’autres branches, qu’à première vue l’on eût pu croire à l’abri. C’est ainsi que le commerce de la photo, en apparence moins exposé grâce aux flashes sans cesse plus puissants, vit ses ventes baisser de moitié : l’usager, quand il aurait dû se sentir libéré des affres séculaires du contre-jour, boudait la pellicule à présent qu’il n’était plus question de capter les ors du couchant.
Les sociologues préféraient, en ce qui les concerne, attirer l’attention sur un autre danger qui, pour moins spectaculaire qu’il fût a priori, n’en menaçait pas moins, à terme, de conduire la collectivité à sa perte : la baisse démographique. De savantes études devaient bientôt établir que, contrairement à ce qui avait été d’abord soupçonné, elle n’était en rien due à une inappétence sexuelle liée au refroidissement de l’atmosphère : le succès croissant qu’enregistraient les allumeuses, lesquelles n’avaient jamais autant travaillé, était là pour le prouver. Le problème était bien plutôt d’ordre psychologique : dès lors que le jour n’existait plus, on ne se bousculait plus pour le donner.
Les caprices de l’astre allaient faire sentir leurs effets jusque dans le domaine sacro-saint des loisirs. Les cinémas fermèrent leurs portes : on ne se découvrait plus le moindre goût pour les salles obscures. Le livre résista mieux. On assista même à un formidable regain de faveur pour les philosophes du Siècle des lumières, dont les œuvres, rééditées à un rythme trop lent, se vendirent fréquemment au marché noir. Mais ce fut encore une fois la télévision qui tira le meilleur parti des circonstances en puisant généreusement dans ses archives : la nostalgie aidant, on se prit d’une véritable passion pour les émissions d’un certain Lux, animateur des années 1900 : les variétés en question ne gagnèrent rien à ce recul du temps mais, à lui seul, le nom faisait rêver...
***
« Faisait rêver » ou « prêtait à rêver » ? Bastien s’étira, bâilla longuement, interrogea ses phalanges l’une après l’autre. Quand il se mettait à hésiter sur le choix d’une expression, c’est qu’il était temps d’arrêter. Aussi bien, la nuit avait été féconde. Une bonne idée, vraiment, ce soleil en vadrouille. Farfelue à souhait. Tout à fait ce qu’il fallait à des éditeurs en mal d’originalité.
Bastien revissa le capuchon de son stylo, glissa les feuillets qu’il venait de noircir sous le buvard de son sous-main (les femmes de ménage sont si curieuses !), s’arracha dans un gémissement à sa table de travail. Cette manie d’écrire la nuit lui devenait pénible, avec l’âge. Il jouait avec sa santé et le savait. Mais le moyen de changer ses habitudes, à cet âge précisément ?
Cette fois, tout de même, il y était allé fort. La montre qu’il renouait à son poignet accusait midi. Un sourire indulgent se dessina sur ses lèvres. Quand ça venait bien, il pouvait rester là à écrire, indifférent, loin de tout. Le monde aurait pu crouler qu’il ne se serait rendu compte de rien.
Bastien se hâta vers ses volets. Quand ils les voyaient trop longtemps baissés, ses voisins s’inquiétaient. Le sachant seul, ils poussaient parfois la courtoisie jusqu’à venir s’assurer qu’il n’avait pas été victime d’un malaise. Cela partait certes d’un bon sentiment mais agaçait l’écrivain. Il n’en était pas là, que diable !
Le volet laissa d’abord entendre qu’on l’écartelait puis, dompté, s’enroula sans un souffle autour de son axe. Parvenu à mi-hauteur, il s’immobilisa : quelque part sur la courroie, les mains s’étaient crispées.
Dehors, il faisait nuit noire.